Et pour
quelques jambons…
Castelnaudary, septembre 1211
Pour épancher sa rage d’avoir été tenu en échec, Simon de Montfort dévaste d’immenses territoires, du sud au nord de notre pays. Tout l’été, nous recevons les récits détaillés de ses exactions. Mais son armée est à nouveau réduite à de faibles effectifs. Après le siège de Toulouse, les comtes de Chalon et de Bar sont repartis sous les huées de leurs compagnons.
— Ils ne sont plus qu’une poignée. Nous devons les attaquer avant l’arrivée des renforts, me répète chaque jour Raimond Roger de Foix.
Mes vassaux n’ont pas quitté Toulouse. La ville est toujours surpeuplée de réfugiés et de soldats. Nous pouvons lever des milliers d’hommes, alors que l’ennemi ne peut aligner plus de cent cavaliers. Je dois admettre que ma prudence, lors du siège de Toulouse, aurait pu nous coûter la victoire. Le Comte toux et Hugues d’Alfaro, ont eu raison d’opérer une sortie en masse.
— Nous agirons de la même manière mais sur une plus vaste échelle. Avec cinq cents cavaliers, nous avons balayé leur camp. Avec dix mille hommes, nous prendrons Carcassonne.
Ils finissent par me convaincre. Des courriers sont dépêchés dans toutes nos provinces. Bientôt des foules de combattants venus de toutes les montagnes et de toutes les villes du pays se rangent sous nos bannières.
*
* *
Au début du mois de septembre, chevauchant aux côtés du comte de Comminges, du comte de Foix, du vicomte de Béarn, du sénéchal du roi d’Angleterre, je franchis les douves pour sortir de la ville. Une immense armée nous suit : chevaliers, sergents d’armes et arbalétriers ouvrent la marche Derrière eux, un peuple innombrable armé de fourches, de couteaux et de haches avance en rangs serrés. Le cortège est suivi par des chariots de provisions sur lesquels sont juchés des femmes et des enfants. « Nous allons assiéger ce traître à Carcassonne et nous l’écorcherons comme un porc ! » crient les paysans, houspillant leurs mulets.
Les chefs français, mus par leur instinct guerrier, sont sortis de Carcassonne pour marcher sur nous. Enfermés dans les murs de la cité, ils auraient été piégés comme des rats. Leur cavalerie, dont la mobilité fait la force de Simon de Montfort, aurait été inutilisable. Ils choisissent donc de provoquer l’affrontement sur un champ de bataille ouvert, à Castelnaudary.
Saisi par l’inquiétude à la vue des bannières ennemies, je choisis une tactique immobile et défensive. Je donne l’ordre d’édifier sur la pente du coteau un vaste camp retranché. On érige des murs de planches, on creuse des fossés profonds, on plante des hérissons de pieux pointus, on bâtit les machines de jet. Une ville se dresse, construite en quelques heures par des milliers d’hommes.
Dans mon pavillon, plus vaste que la salle d’un château, le comte de Foix s’emporte :
— Nous étions partis assiéger Carcassonne et nous voilà à mi-chemin, blottis comme des lapins, derrière nos lices. Demain, j’attaque !
Le lendemain, nos éclaireurs nous annoncent l’arrivée prochaine d’une centaine de chevaliers et d’un convoi de ravitaillement venant de Lavaur pour porter secours à Simon de Montfort.
Aussitôt Raimond Roger de Foix, son fils et ses hommes sortent de notre camp et se déploient pour leur barrer la route de Castelnaudary. Le Comte roux, dressé sur ses étriers, harangue ses troupes.
— Ces maudits étrangers ne devraient pas peser plus lourd qu’une châtaigne en nos pognes ferrées. Tuons-les ! Que le bruit de nos armes épouvante l’Anjou, la France et la Bretagne ! Que leur mort serve enfin de leçon salutaire jusqu’en terre allemande !
Et voici soudain les renforts français. Ils sont beaucoup moins nombreux que les nôtres. À leur tête, Bouchard de Marly est accompagné de Martin Algai. Ce routier jouit d’une redoutable réputation de cruauté. Le guerrier observe le vol d’un grand faucon blanc qui plane de la gauche vers la droite, avant de se perdre au loin. C’est un présage pour Algai, qui se penche vers Bouchard de Marly.
— Messire, c’est bon augure. Le vol de cet oiseau nous promet la victoire. Mais la mort frappera durement dans nos rangs. Vous serez éprouvé avant d’être vainqueur.
— Je m’attends à souffrir mais crois-moi : ceux d’en face vont pleurer du sang noir !
Ils chargent aussitôt pour compenser la faiblesse de leurs effectifs par la rapidité de l’assaut. Au même moment, Simon de Montfort et la vingtaine de chevaliers qui campaient avec lui à Castelnaudary sortent au galop. Ils fondent sur les soldats du Comte roux, qu’ils prennent à revers. Les nôtres ont l’avantage du nombre mais, luttant sur deux fronts, ils ne savent contre qui tourner leurs épées. Le combat est sauvage.
Peu à peu, les nôtres prennent le dessus. Au cri de « Toulouse ! », la victoire est à portée de l’épée. L’ennemi est sur le point d’être englouti dans cette bataille où Montfort et ses principaux compagnons sont enfin à notre merci. Défendant leur peau comme des diables, ils sont englués au milieu des piétons du comte de Foix qui brandissent leurs lances. Nos hommes tombent sous les coups des cavaliers français qui les hachent du tranchant de leur épée, mais ils sont si nombreux que l’ennemi va finir par succomber, assailli par la multitude des routiers coupant les jarrets ou perçant les flancs des montures.
Le cours de l’Histoire tient, hélas, à peu de chose. En la circonstance, quelques jambons, pâtés et barriques de vin vont ruiner nos chances. À cinq cents pas du lieu de la bataille, les chariots de ravitaillement ont été laissés sans escorte. Leurs chevaux au repos broutent paisiblement sans un regard pour leurs congénères caparaçonnés qui, un peu plus loin, s’affaissent, les tendons sectionnés, ou piétinent le ciel de leurs sabots, leur ventre ouvert libérant d’interminables boyaux puants. Une poignée de routiers navarrais sans scrupule abandonnent le combat pour aller s’emparer des provisions. Ils ne doutent pas de la victoire et veulent arrondir leur solde grâce à ce butin. Les premiers servis détalent dans la campagne, un jambon sous chaque bras. Leurs compagnons, saisis à leur tour par la convoitise et ne voulant pas perdre leur part, se précipitent comme une nuée de sauterelles sur les victuailles entassées. Ils laissent les cavaliers du Comte roux aux prises avec les soldats de Montfort.
Nous avons perdu l’avantage du nombre. En un instant, les nôtres sont décimés. La bataille est perdue. Les survivants s’enfuient au galop, pourchassés par les Français. Sur le coteau, les milliers de Toulousains massés devant les planches de la lice, après avoir crié de joie en voyant Simon de Montfort cerné par les lances de nos hommes, courent maintenant se réfugier derrière les palissades. Le comte de Foix et les rescapés arrivent ventre à terre, poursuivis par Simon de Montfort, Bouchard de Marly et les chevaliers français.
Dans le camp, la panique sévit Savaric de Mauléon, juché sur une barrique, hurle ses ordres :
— Ne fuyez pas ! Ils vous attaqueront sur la route. Restez dans le camp !
Les gens courent en tous sens. Certains s’étalent de tout leur long, les pieds pris dans les cordes des tentes qui s’effondrent dans un désordre général.
Simon de Montfort et les siens caracolent au bord de notre fossé. Il veut nous massacrer.
— En avant, messeigneurs !
Son compagnon le retient.
— Nos chevaliers ont fait une belle besogne. Laissez-les retrouver des forces. Nous reviendrons demain bûcheronner avec ardeur ces mécréants.
Et ils s’en retournent tranquillement dépouiller les cadavres avant d’aller entendre la messe à Castelnaudary.
Le jour suivant, dès l’aube, nous abandonnons notre camp après avoir incendié les machines. Je rentre à Toulouse à la tête des miens. Les autres corps de l’armée partent vers leurs contrées respectives derrière leurs seigneurs, pleurant les amis perdus au combat. Nous versons aussi des larmes amères sur notre défaite. À cause de quelques jambons, tout notre pays mobilisé autour de sa noblesse et de sa chevalerie a été honteusement tenu en échec par moins de deux cents guerriers.
Les Français avaient un seul chef. Face à lui, nous n’avons jamais su faire notre unité. Raimond Roger de Foix, Bernard de Comminges, Gaston de Béarn, Savaric de Mauléon, Hugues d’Alfaro : chacun suivait sa stratégie ou son instinct, lançait des ordres contradictoires, entraînant ou retenant les siens sans tenir compte de ce qu’entreprenaient les autres. Quant à moi, je suis resté immobile, à la tête d’une armée inerte.
Composée d’une foule indisciplinée et inexpérimentée, elle était encombrée de femmes et d’enfants. Les hommes en âge de se battre ont suivi de loin les péripéties du combat, en spectateurs d’une gigantesque joute, attendant la victoire pour courir détrousser les cadavres. Jamais ils ne se sont aventurés pour prêter main-forte aux combattants. Quand il aurait fallu jeter toutes nos forces dans la mêlée, ils se sont réfugiés à l’abri de nos murs de planches.
Mais, quoi qu’il en soit, cet échec est mon fait. L’arrière-petit-fils de Raimond de Saint-Gilles est non seulement un piètre combattant mais un chef de guerre calamiteux. J’en ai honte.
*
* *
Notre lamentable défaite n’a cependant pas été totale. Nous avons réussi à faire croire, partout dans le pays, que nous avions gagné. Avant de lever le camp, nous avons lancé sur toutes les routes nos coursiers les plus rapides, munis de messages triomphaux. « Nous l’avons capturé », « nous l’avons écorché vif », « nous l’avons pendu. ». Montfort a connu tous les supplices dans nos lettres envoyées vers le Quercy, l’Albigeois ou l’Agenais. Et on nous a crus ! Comment aurait-on pu douter de la victoire de notre immense armée de plus de dix mille hommes face à deux cents chevaliers ennemis ?
Aussitôt les villes se révoltent et massacrent les petites garnisons qui les occupent. Pour Simon de Montfort et les siens, toute la conquête est à refaire. Mais il ne manque plus de forces pour reprendre l’offensive. Dans les semaines qui suivent notre désastre de Castelnaudary, les renforts affluent. Alain de Roucy puis Robert Mauvoisin le rejoignent avec plusieurs centaines de chevaliers. À la fête de Noël 1211, son propre frère, Guy de Montfort, débarque du bateau qui le ramène de Terre sainte. Il est accompagné de sa femme et de leur fils Philippe. La famille de l’envahisseur commence à prendre racine dans nos terres. Son fils Amaury a été fait chevalier à Carcassonne. C’est le légat lui-même qui lui a remis son épée en présence du prédicateur Dominique de Guzman. Entre deux chevauchées, le Centaure a trouvé le temps d’engrosser Alix, qui vient de mettre au monde une petite Pétronille. Née à Carcassonne, elle est la première descendante de Montfort à voir le jour dans notre pays. Son autre fille, Amicie, grandit aux côtés du jeune héritier d’Aragon. Jacques sera bientôt en âge de l’épouser. Ce jour-là, Montfort entrera dans la famille du roi Pierre II, mon beau-frère.